La Saskatchewan était la seule province ou territoire du Canada que je n'avais jamais visitée. De toutes les choses que je voulais y voir, Batoche était vraiment la seule place sur ma liste. Depuis que j'y avais découvert des Pilon dans l'histoire de la région, Batoche était devenu mon point de mire. Et maintenant, les circonstances se présentaient qui m'offraient la chance de m'y rendre.
Le congrès devait durer quatre jours. J'ai décidé d'aller à Batoche le samedi, une journée où les conférences m'intéressaient moins.
Le temps, jusqu'à vendredi avait été très beau, mais les prévisions de la météo annonçaient un ennuagement progressif samedi matin et la possibilité d'averses en après-midi. Je commençais à me sentir mal à l'aise avec mes plans pour samedi. Une inquiétude vive que j'avais était de conduire en campagne au Saskatchewan ou même dans la ville de Saskatoon, car le paysage est si plat et les points de repères sont peu nombreux. Peu importe, samedi matin j'ai loué une voiture et suis parti vers 10:30 pour Batoche.
La route à suivre était droite et pas très intéressante. J'ai passé quelques petits villages avec leurs élévateurs à grain à côté du chemin de fer. J'ai aperçu des canards intéressants, des espèces que je n'avais jamais vu, dans les petits lacs près de l'autoroute. Mais pour la plupart, je n'y ai trouvé rien pour m'exciter, si ce n'était qu'il ne pleuvait pas encore, en dépit d'un ciel couvert. Le vent était fort.
Enfin, j'arrivai à mon premier tournant. Le chemin menait dans la direction de la rivière Saskatchewan Sud. J'arrêtai tout juste avant le pont Gabriel, ainsi nommé en raison du traversier qu'opérait Gabriel Dumont à l'endroit où passe le pont aujourd'hui. Ce fut mon premier moment pour quitter un peu 1997 et me retrouver dans un temps reculé. J'ai longuement regardé les terrasses, l'érosion de la pente menant aux hautes terres, les fleurs du printemps.
J'ai continué ma route et j'arrivai rapidement sur le chemin menant à Batoche. En prenant cette route qui suit la rivière Saskatchewan Sud je me suis aperçu que le chemin tranchait les terres métisses, ces longues fermes étroites basées sur le style seigneurial de mes ancêtres. Les boîtes à lettre me répétaient les noms de familles métisses qui ont marqué l'histoire de la région: Venne, Parenteau, Fiddler. Et je me disais que si j'apercevais un Pilon, il me fallait à tout prix arrêter. Et enfin, j'en vis un. En comparant avec une carte publiée dans le livre de Diane Payment*, j'étais convaincu que c'était une terre ancestrale de Pilon.
J'arrêtai devant la maison et leur chien aboya un peu, mais il était attaché. La maison allongée, genre bungalow, était d'un étage avec un garage au bout sud. L'axe de la longueur était parallèle à la route, et faisait face à la rivière qui, malgré sa proximité, est cachée dans sa vallée profonde.
En sortant de l'auto, j'ai aperçu une dame qui arrivait à la porte ornée d'une grande fenêtre invitante. Elle m'ouvrit avant même que j'arrivai. Je lui ai demandé si son nom de famille était bien Pilon. Elle répondit que oui. Je lui dis que le mien l'était aussi et elle m'invita à entrer. Jusqu' alors, notre conversation avait eu lieu en anglais.
Dans la maison, Madame Roberta Pilon, née Parenteau, me présenta Monsieur Patrick Pilon. Il me sera la main et je sentis une chaleur mais aussi de la timidité. Il était grand et brun, son héritage métis très évident. On pris place à la table de cuisine et on m'offrit un café. La maison était confortable. La cuisine-salle à manger donnait sur le salon qui continuait jusqu'au bout de la maison. Des grandes fenêtres et une porte coulissante laissaient entrer beaucoup de lumière. Les murs étaient recouverts de boiserie.
On se mit à discuter de choses de famille. Leurs parents, leur histoire sur cette terre. Ils avaient vécu à Vancouver et en Alberta. Ils étaient la quatrième génération à travailler cette terre, à y cultiver du grain. Une heure passa sans que je m'en aperçoive. Je ne voulais plus les retarder car ils devaient partir pour Prince Albert. J'avais cogné à la porte juste à temps.
Le moment le plus merveilleux pour moi arriva quand je leur demandai s'il parlait le français. Eh bien oui!!! Et on continua notre conversation tantôt en français, tantôt en anglais. C'est certain qu'ils ont un accent anglais, mais ils en ont aussi un tout petit accent français quand ils parlent l'anglais!! Ce lien linguistique me lança à travers un trou dans ma réalité. Je savais que des Pilon avaient habité ce coin, du moins, qu'ils avaient participé à l'histoire de mon pays.
Je savais aussi que les Pilon de Batoche partageaient un ancêtre avec moi qui n'était distant que de quelques générations. Maintenant, je me trouvais dans la cuisine du dernier Pilon résident de la région de Batoche et il parlait encore le français!!! C'est comme si j'avais voyagé au travers de plus d'un siècle. C'était un rêve que je vivais. Ils ont sorti des vieilles photos, de son père, de lui même dans les bras de sa mère. Une des photos avait était prise dans le même studio de photographie qu'une des photos dans le livre de Diane Payment, la photo avec Joseph Caton Pilon.
Juste avant de partir, on échangea des adresses. Je leur demandai la permission de les prendre en photo. Ils se sentaient mal à l'aise avec l'idée puisqu'ils "n'étaient pas habillés pour des photos". Alors je partis pour Batoche qu'avec mes souvenirs de ces gens si charmants, si gentils.
En arrivant devant l'entrée du Parc National la barrière m'indiqua que la saison touristique n'avait pas encore débutée. Mais je ne me sentais pas comme un touriste, j'étais un pèlerin!!! Alors j'ai stationné ma voiture à l'entrée et j'ai sauté la clôture. Je me rendis quand même au centre interprétatif, mais celui-ci était toujours fermé. Il faut dire que c'était l'heure du dîner et que je ne pouvais pas m'attendre à rencontrer trop de monde. J'allai ensuite au seul autre édifice que je pouvais voir, un garage/atelier. Encore une fois, personne. Je me résignai donc à faire ma visite seul et sans permission, rien n'allait m'arrêter.
Un sentier menait vers l'église Saint-Antoine de Padoue. Cette église avait été témoin des événements de 1885, mais encore plus important, dans cette église, quatre générations de Pilon ont été baptisées, s'y sont mariés et y ont eu leurs funérailles.
J'ai continué sur le trottoir de bois qui passa devant le presbytère. Un sentier menait maintenant à travers les champs, vers Batoche proprement dit, c'est-à-dire l'endroit où l'on traversait la rivière Saskatchewan Sud et où jadis il y avait plusieurs bâtiments dont la belle maison de Xavier Letendre dit Batoche. Il ne s'y trouve que les fondations de quelques-uns des magasins. Mais en route on peut voir un de ces trous creusés par les Métis dans lesquels ils se cachaient pour tirer sur l'armée britannique en 1885. Près du presbytère, une enseigne nous indiquait l'emplacement de la petite école de Batoche. Si on écoute bien fort, on peut entendre des rires, des paroles familières.
Tout en suivant le sentier, je traversais des grands champs, longs et étroits selon la mode métisse, selon la mode de nos ancêtres. J'avais ma musique à bouche et j'ai décidé de jouer de la musique pour les esprits de cette place, pour rendre hommage à ces braves gens qui avaient osé espérer y trouver la liberté. Le ciel gris, les nuages, le vent, semblaient me répondre, semblaient vouloir m'offrir la preuve tangible de la communication au travers des siècles.
En revenant près de l'église, j'ai aperçu le cimetière. C'est là où je voulais maintenant me diriger. J'ai passé près d'une heure dans le petit cimetière, à regarder chaque pierre tombale. Trois générations de Pilon s'y trouvaient. Mais il y avait tant d'autres noms qui peuvent nous être si chers. Des noms qu'on peut retrouver n'importe où au Québec et dans plusieurs parties de l'Ontario: nos cousins, nos voisins. Je ne pouvais m'empêcher de penser à l'immensité du pays de nos ancêtres, à l'immensité du courage de ces gens qui étaient venus à Batoche il y a plus d'un siècle pour bâtir un monde nouveau où on respecterait la langue et la culture de tous.
Mais il me fallait aussi me rappeler que même si beaucoup des noms étaient français et l'écriture sur la plupart des pierres tombales était en français, ces gens étaient métis. Leurs mères étaient des plus anciens peuples de ce pays et les métis représentaient cette nouvelle souche humaine, propre à la nouvelle nation. Les émotions me passaient comme des coups de foudre, un après l'autre comme si les vents de cette journée voulaient percer mon coeur des larmes de ce peuple contre qui nous semblons avoir tourner le dos.
En plus des enterrements d'individus tout à fait ordinaires comme vous et moi, il y avait deux monuments tout à fait particuliers. D'abord, il y a la tombe de Gabrielle Dumont, ce chef métis qui fut lieutenant de Louis Riel. Une immense pierre marque l'endroit où il gît. De cet endroit on voit la rivière Saskatchewan Sud. De là on peut toujours entendre le vent murmurer entre les peupliers.
L'autre sépulture est marquée par neuf croix de bois entourées d'une petite clôture de bois. Ce sont les neuf qui sont tombés à Batoche et qui furent enterrés dans une sépulture commune.
Le temps passait, il me fallait continuer ma route, mais j'hésitais à quitter le cimetière. La présence de ces gens, de leurs esprits me retenait.
Mais enfin, j'ai continué mon chemin sur le sentier qui m'emmena devant la maison de Jean Caron qui se trouvait tout près du camp du Général Middleton. Finalement, je me trouvais devant les monticules de terres et les dépressions laissées dans le sols par l'armée du Général Middleton. Ces fortifications étaient basées sur les méthodes de guerre pratiquées à l'époque en Afrique du Nord. Ça fait étrange de trouver cela dans le milieu des prairies canadiennes.
C'est en revenant du camp de Middleton que la pluie commença à tomber. Seulement quelques gouttes au début, mais un regard vers le ciel m'indiquait que ma visite était terminée. En courant vers ma voiture de location, je me souciais peu de la pluie. Cette visite, ce pèlerinage avait été des plus mémorables et la pluie ne servait qu'à ponctuer le tout.
C'était déjà trois heures de l'après-midi et je n'avais pas mangé depuis le matin. J'ai donc décidé de me rendre au petit village de St-Isidore de Bellevue pour y trouver un petit restaurant.
En arrivant à Bellevue, la pluie avait cessé et je trouvai facilement le seul restaurant du village. Il se trouve dans le même édifice que le centre d'âge d'or francophone. Dehors, il y a un four à pain en brique. C'était évident que Bellevue était une communauté francophone, mais descendant d'immigrants venus du Québec et donc d'une veine française différente des métis de Batoche, malgré la proximité des deux communautés.
Et pour ceux et celles qui se demanderaient, oui, j'ai pu me faire servir en français!! L'accent anglais y était beaucoup plus fort que chez M et Mme Patrick Pilon, mais la jeune femme n'avait pas encore ces vingt ans! Elle est d'une nouvelle génération, dans un monde révolu, et en dépit de cela, elle parle encore la langue de son grand-père Gaudet qui avait aidé à fonder cette communauté.
J'ai pris la même route pour retourner à Saskatoon. Je voulais voir Batoche, même si ce n'était qu'à partir du chemin, une dernière fois. Je me suis arrêté pour examiner une vieille maison située près du Parc National. Construite de bois équarri, l'extérieur avait été recouvert avec des branches clouées diagonalement qui servaient à encrer un recouvrement de mortier, sans doute blanchi avec de la chaux. Quelle construction ingénieuse. Plus tard, j'appris que cette maison était possiblement construite par Barthélémie Pilon.
Enfin, en passant devant la maison de Patrick et Roberta Pilon, je m'arrêtai pour voir s'il était possible de prendre une photo. Heureusement, cette fois, on se sentait "présentable". On jasa encore un peu. J'ai même pris un verre de vin maison Pilon! Y avait-il là un vestige d'une tradition ancienne?
En somme,
cette journée fut une des plus émouvantes et des plus mystiques
que je n'ai jamais connue. Même si le lien entre nous n'est pas directe,
je me sentais tellement parmi de la famille. Les lieux que j'ai visités
ne me semblaient pas étrangers, mais j'y sentais une familiarité
même si elle était distante. Certes, je me sentais chez nous,
dans le sens qu'ici, c'était mon pays et que le paysage avait l'empreinte
de ma parenté, de mon monde. Et combien d'autres coins du continent
nous réservent des sentiments pareils si seulement nous nous donnions
la peine de regarder et d'écouter?